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Photo du rédacteurSébastien Saffon

S1 - Chapitre 33 - Battages en Lauragais

Dernière mise à jour : 8 mai 2021

Le fracas d'acier débarquant dans la cour de très bonne heure mit en émoi tous les animaux de la Borde Perdue. L'agitation se fit sentir du poulailler à l'étable. Jacques Berges, l'entrepreneur, arriva avec trois de ses hommes qui se mirent à brailler dans l'aube naissante pour installer au mieux la batteuse et, dans son alignement, la presse à proximité des gerbiers. Léonce, Germain et Gabriel les assistaient du mieux qu'ils pouvaient. Les gars couraient autour du monument de métal, faisaient des signes de la main en direction du chauffeur du tracteur pour lui faire signe de reculer. Puis levaient le bras soudainement en accompagnant cela d'un cri :


Arresta !


Le tracteur, un vieux Ford, fut ensuite placé à quelques mètres de la batteuse. Les hommes les relièrent grâce à une courroie qui entraînerait le mouvement mécanique une journée durant dans la fumée du moteur.




— Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas ! aimait à répéter Léonce.


Le jour des battaisons, les montagnes auxquelles ils faisaient référence depuis quelques jours se rencontrèrent bel et bien. Mais cela ne provoqua pas le chaos attendu, pas même un bruit mou...


Quelques jours plus tôt, apprenant par son régisseur les dissensions croissantes entre les Mandoul et les Bourrel, Bacquier l'avait mandaté pour calmer le jeu. Il fallut bien toute l'autorité naturelle d'Irénée Villal, grand homme sec sur le visage duquel nul ne se souvenait avoir décelé l'esquisse d'un sourire, pour ramener un semblant de paix entre les deux familles de métayers.

Les Mandoul, lors de la visite, se cabrèrent reprochant vertement au régisseur avec une véhémence qu'il n'auraient jamais employée en face de Bacquier la venue d'un tracteur à la métairie voisine.

Les Mandoul expliquèrent d'abord qu'il n'était nullement question qu'ils se rendissent à la Borde Perdue pour les battages. Ils ne voulaient plus entendre parler de ces Bourrel. Leur décision était ferme et définitive.

Villal tapa du poing sur la table en faisant planer quelques menaces sourdes à mots couverts - après tout un contrat, ça se dénonçait et des bordes, il en existait d'autres - puis calma les velléités de jalousie en expliquant que leur tour viendrait sans doute, que Bacquier n'était pas un ingrat mais qu'au regard de l'état des terres de la Borde Perdue, l'investissement se révélait nécessaire.

L'explication ne convainquit personne à Borde Basse mais le poids de l'intimidation avait fait son effet. Il n'était plus question de ne pas prêter main forte aux Bourrel pour les battages. Le visage fermé de l'homme de main ne laissait de place à aucune autre alternative de toute façon.

Avant de partir, Irénée Villal saisit le jeune Gaston par le bras pour une admonestation en règle. Il était hors de question. qu'une nouvelle querelle avec le fils Bourrel ne dégénérât.


Une scène un peu similaire se déroula chez les Bourrel quelques minutes plus tard. Germain eut peur un temps que l'achat du tracteur ne fût remis en question mais de cette hypothèse Villal ne fit mention à aucun moment de la discussion.


La collaboration entre métayers était un maillon essentiel pour le déroulement des gros travaux. Bacquier et Villal ne l'ignoraient pas et avaient mis les moyens de pression nécessaires pour étouffer les tensions qu'ils avaient eux-mêmes provoquées par maladresse.


Aussi, le matin des battages, les Mandoul arrivèrent-ils à la Borde Perdue à l'heure dite. Gaston, Simone et Jean étaient un peu embarrassés. On n'était guère plus à l'aise chez les Bourrel d'autant que les tuméfactions et les croûtes de Gaston et Gabriel rappelaient de façon claironnante les récentes et mouvementées divergences.


Elia prit les devants et proposa un peu de charcuterie et un petit verre de vin à la cantonade avant de démarrer les travaux. L'atmosphère se détendit un peu. Elle se détendit encore davantage quand, dans le couloir, s'annonça l'arrivée de Fernand et Nine. La voix tonitruante et joviale de l'ami de Germain annonçait la venue d'une bonne humeur communicative qui rassura intérieurement tous les participants à la journée de travail. Il flottait déjà dans l'air un peu plus de légèreté que l'instant d'avant.


Jacques Berges, l'entreteneur, distribua les postes. Ses hommes avaient des places fixes, à la mécanique, l'entraînement ou la presse, il répartit les autres sans trop de surprises.


Les hommes les plus jeunes se chargeraient des lourds sacs de grains à réunir avant de les apporter un peu plus tard sur leur lieu de stockage. Louise et Simone furent désignées pour aller sur la batteuse, Nine et Elia feraient passer les gerbes, Germain et Fernand se chargeraient des balles de paille. Nul ne chipota ni ne tenta de discuter.


Un panache de fumée noire s'éleva du tracteur lorsque l'un des hommes le fit ronfler pour démarrer le moteur. La courroie fit un bruit mou et la batteuse se lança enfin. Ce vacarme assourdissant de mécanique et de métal les accompagnerait toute la journée.

Bien qu'il trouvât la situation préférable à la pluie, Léonce s'inquiétait : l'air matinal était doux, pas un nuage ne semblait pouvoir s'accrocher au ciel dans le levant. La journée serait étouffante, la peine et l'effort en seraient redoublés.





Chacun prit son rythme. On commença par les gerbes amoncelées dans les hangars, ce qui permettrait ensuite de stocker les sacs de grain à l'abri. Nine et Elia les plaçaient sur la rampe tandis que Louise d'un geste habile, les récupérait à leur arrivée, tranchait la ficelle qui les liait puis Simone Mandoul les engouffrait dans la bouche béante de la batteuse. Louise prenait soin de faire un bouquet des morceaux de ficelle récupérés ils seraient utiles tout au long de l'année.


Le grain arrivait dans les sacs de jute que Gaston, Gabriel et un gars de Berges saisissaient à grand peine pour l'appuyer contre les précédents.


Le soleil montait haut dans le ciel et, alors qu'il n'était que dix heures du matin, la chaleur était à peine supportable. La poussière montait en volute qu'aucun vent ne chassait elle retombait pour épaissir le nuage qui enveloppait les travailleurs.


De l'autre côté de la presse tandis que le cap d'ase dans un rythme infernal et sonore tassait la paille qui s'échappait de la batteuse, un des mécaniciens enfilait dans l'agglomérat ainsi formé, à intervalles réguliers, une aiguille qui permettait de passer le fil de fer pour lier la balle. Germain et Fernand la saisissait pour les entasser un peu plus loin. De temps en temps, Fernand avec sa fourche de bois ramassait les débris de paille, les àbets, rien ne devait se perdre.


Lorsqu'une pause fraîcheur fut décrétée, on avait conservé l'eau et le vin au fond du puits, Fernand s'aventura à demander à son ami de toujours :


— Alors ? Louise vous quitte ? Tu n'as pas cherché à la retenir ?


Germain, qui s'essuyait le front avec un mouchoir blanc, se raidit.


— Les choses, ici, sont devenues bien compliquées, mon pauvre Fernand. Mais elle n'est pas encore partie...

— Si tu tentes de la retenir, il va falloir de te dépêcher. C'est l'affaire de quelques jours d'après ce qu'elle m'a dit... Le vide va être immense pour vous tous.


Germain ne commenta pas cette dernière assertion. Il paraissait bien sombre soudain. Il rangea son mouchoir et se dirigea d'un bon pas vers le groupe qui se formait autour d'un panier de victuailles pour aider au service.


— Alors, les gars, pas trop fatigués avec tous ces sacs, lança Fernand tonitruant à l'adresse de et Gaston et Gabriel en décochant à ce dernier une tape dans le dos à lui en décoller la plèvre. On va vous remplacer un peu, vous irez aux balles même si ce n'est guère plus reposant...

— C'est pas de refus, répondit le jeune homme en s'affalant sur l'herbe.


Tous se mouchaient pour évacuer la poussière qui se logeait dans les narines et envahissait les poumons.


Hélène organisait les pauses à intervalles réguliers, tout en surveillant la cuisson des volailles qui seraient servies au repas de midi.


Il y eut bien un ou deux bourrages de la batteuse qui nécessitèrent une intervention prudente des mécaniciens mais dans l'ensemble la matinée se déroula sans trop d'encombres ni de difficultés. Les gerbiers diminuaient peu à peu tandis que la foule des sacs grandissaient et que le petit hangar se remplissait peu à peu de balles de paille qui seraient précieuses tout au long de l'année.


A midi, lorsque les travailleurs bruyants s'installèrent autour de la longue table, ils étaient affamés. Charcuteries de la maison et salade vinrent ouvrir le bal accompagnés de ce vin rouge avec lequel ils avaient trinqué deux ou trois fois au cours de la matinée. C'était une assemblée bruyante. On parlait fort, les conversations étaient ponctuées d'éclats de rire joyeux.


Même les Mandoul semblaient avoir oublié la récente querelle et l'arrivée de l'hypothétique tracteur à la Borde Perdue. A tel point que Simone, ragaillardie par cette ambiance joyeuse et ayant bien remarqué l'absence de Solange, lâcha une question qui vint se briser contre un mur de silence :


— Alors, Germain, et ce mariage ? ça se prépare ?


A suivre...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le trente-quatrième épisode intitulé "Du haut du pailler"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


Merci à Jean-Claude Rouzaud pour les photos d'illustration.


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