Trois semaines s'étaient écoulées depuis que Louise avait quitté la Borde Perdue.
Elle en avait d'abord ressenti un déchirement indicible, une de ces douleurs qui vrillent le coeur et cette souffrance avait été en outre doublée d'une peur irraisonnée. Avait-elle fait le bon choix ? N'avait-elle pas agi avec trop de précipitation ? Il n'y aurait désormais aucun retour en arrière possible. Ce sentiment fut si vif et si violent à ses tempes qu'il la laissa sonnée à n'en pas pouvoir verser une larme.
Mais une fois sur le chemin qui l'éloignait des Bourrel, Louise sentit comme un élan nouveau la pousser dans le dos. La peur et la tristesse étaient toujours là mais elles devenaient motrice. Les lendemains l'inquiétaient mais ce seraient ses lendemains. Elle avait fait un choix par la force de sa seule détermination. Que les choses se passassent bien ou mal, son destin lui appartenait désormais. Et c'était bien la première fois de sa vie qu'elle le tenait entre ses mains aussi essayait-elle de s'accrocher à ce trésor nouveau pour se rassurer...
Elle avait eu la confirmation, en quelques heures seulement, qu'Angelin Lavalette serait un patron bienveillant et attentif.
— Vous aurez vos dimanches, lui avait-il indiqué à son arrivée.
— Je ne les prendrai pas tous, seulement quand j'irai voir Hélène et Gabriel, avait répondu Louise. Je ne vais pas vous regarder vous débattre alors que je n'aurai rien à faire.
— Je vous y obligerai, avait-il dit en souriant. Il faut savoir trouver le repos si on veut être en apte à affronter les autres jours. Nous avons besoin de vous ici.
Rapidement, Louise avait pris ses marques. Après tout, les gestes étaient les mêmes quelle que fût la métairie où on les déployât. Angelin Lavalette fut d'ailleurs très étonné de ses prises d'initiatives. Il en retira un peu de joie dans son quotidien lugubre. Il savait qu'il serait veuf, bientôt. Jeanne, sa femme, toujours alitée, perdait des forces chaque jour un peu plus sans qu'on sût dire le mal qui la rongeait. Le docteur venait deux fois par semaine faire des visites, parfois une injection de vitamines d'après ce qu'il disait mais rien ne semblait pouvoir tirer la malade des ténèbres libératrices vers lesquelles elle glissait inexorablement.
En quelques jours seulement, la borde dont Angelin n'avait plus guère le temps de s'occuper avait retrouvé un aspect accueillant grâce aux bons soins de la nouvelle venue.
Louise avait rangé l'intérieur de la maison avec mille précautions sans faire trop de bruit pour ne pas déranger la malade qui dormait dans la chambre attenante. La pièce à vivre avec sa grande cheminée avait ainsi retrouvé en quelques heures ordre et quiétude. Il en avait fallu cependant des allers et retours au puits et des seaux d'eau pour faire un sort à la saleté ambiante. La vaisselle fut lavée et réinstallée dans les buffets, les débris épars autour de la cheminée avaient été déblayés et la poussière qui avait envahi la pièce vite chassée. Et, on distinguait à nouveau les hangars remplis de paille à travers les vitres...
Louise avait aussi remises d'aplomb les chambres des enfants qu'elle ne connaissait pas encore. En cette fin d'été et en raison de la situation compliquée à Montplaisir, ils étaient encore chez leurs grands-parents à Castelnaudary.
Il flottait à nouveau dans la ferme d'appétissants fumets de soupe ou de ragoût cuits au coin du feu et que les solives du plafond avaient oubliés depuis bien longtemps. Angelin et ses deux gagés Edmond et Anselme revenaient vers la table avec un enthousiasme renouvelé et remerciaient Louise après chaque repas alors qu'elle n'avait pas la sensation d'avoir fait des merveilles. Mais ces compliments lui redonnaient le sourire. Edmond et Anselme étaient deux joyeux drilles qui perlaient leur corvées de travail de mille plaisanteries, ce qui avait la vertu de rendre le quotidien alourdi par les circonstances un peu plus léger.
Parfois faisaient-ils mine de se battre dans la paille sous le hangar pour une peccadille ou un faux prétexte et cela se terminait par de grands éclats de rire.
— Vous ne serez jamais des adultes, se désolait faussement Angelin.
Louise avait aussi repris en main l'étable, la santé des bovins en dépendait. Elle s'était faite aider par Anselme, vigoureux et bruyant gaillard pour nettoyer les lieux dans les règles - ils avaient perdu le compte de toutes les brouettes de fumier retirées - et remettre de la paille. Il avait fallu presqu'une journée entière. Les vaches et boeufs reconnaissants en trépignaient d'aise.
Lorsqu'elle avait un moment, elle arrachait les orties, les liserons, les chardons qui bien qu'un peu grillés par la saison d'été continuaient d'envahir en toute liberté la cour et les murailles de Montplaisir. Ces tâches s'intercalaient avec le soin aux animaux et le potager où l'on trouvait encore quelques légumes de saison consommables bien qu'un peu assoiffés et perdus au milieu des herbes folles que Louise avait aussi entrepris d'exterminer.
Le soir, elle aimait s'asseoir sur un petit muret dont les pierres étaient encore chaudes de la journée et elle laissait son regard se perdre au loin dans les vallons doux du Lauragais. Elle était calme, se sentait enfin apaisée.
— Vous savez Louise, lui dit Angelin en s'installant un soir auprès d'elle alors que le soleil n'était pas loin de disparaître, je vois bien toute la peine que vous vous donnez chaque jour. Vous n'avez rien à me prouver. Regardez cette borde derrière nous, elle a déjà complètement changé depuis votre venue... J'ai l'impression d'habiter un palais. Vous travaillez d'arrache-pied de l'aube à la nuit.
— Ne vous inquiétez pas Angelin. Je n'ai de choses à prouver qu'à moi-même.
— Mais je ne voudrais pas que vous y laissiez votre santé. Ménagez-vous un peu. Cette borde aura besoin de vous longtemps... Et puis que voulez-vous vous prouver ? J'imagine que vous faisiez peu ou prou les mêmes choses à la Borde Perdue ?
— Vous avez raison Angelin... ou presque... Tout est pareil, quasiment identique mais en même temps tout est différent ici.... Je travaille pour vous mais je travaille aussi pour moi. La liberté prend parfois des tours inattendus, savez-vous ? Pour moi, elle est ici désormais à Montplaisir. Je me répare, je panse mes plaies. Vos préoccupations deviennent miennes et demain sera ce que j'en aurai décidé.
— Je ne comprends pas tout, Louise, sourit-t-il tristement. Mais il est important pour moi de savoir que vous êtes bien, ici. Les enfants rentreront la semaine prochaine, j'espère que vous vous entendrez bien avec eux.
— J'en suis sûre. j'ai hâte de faire leur connaissance. Vous verrez, je serai aux petits soins. Et je vous le redis, je me sens bien dans cette métairie. Vous avez su m'accueillir, me donner confiance...
— Vous ne me le direz sans doute pas mais je ne saisis toujours pas ce qui vous a menée jusqu'à nous, Louise mais j'en remercie le Ciel chaque jour.
Elle resta silencieuse un instant. Ses yeux chevauchaient au loin une monture invisible qui caracolait de bois en collines.
— Depuis que vous êtes ici, je vous ai observée : vous venez ici tous les jours. Pourquoi contemplez-vous chaque soir l'horizon, Louise ?
— Je ne sais pas. Je trouve le Lauragais tellement beau... Et puis... j'ai l'impression que cela me réconforte...
— Vraiment ?
— Oui parce que c'est là-bas, derrière la ligne d'horizon, qu'il y a demain. Et le lendemain est toujours source de renouveau, de renaissance... Demain, qui sait ?
Elle sourit. Dans les iris bleus de Louise, quelque chose avait changé. Un éclat indéfinissable et nouveau y brillait désormais, une étincelle qui ressemblait à l'espoir...
FIN de la PREMIERE PARTIE
"METAYERS DANS LE LAURAGAIS DES ANNEES 50"
A partir du MERCREDI 12 MAI, retrouvez ici-même la SAISON 2 de votre web roman feuilleton lauragais
CEUX DE LA BORDE PERDUE
" LES LUEURS DE L'INCENDIE"
Merci pour votre fidélité à ce webfeuilleton qui court depuis juillet 2020, Dans quelques semaines, vous pourrez ici-même retrouver la suite du destin de la famille Bourrel et de Louise Malacan.
N'hésitez pas à me faire part de vos réactions : contact@bordeperdue.fr ni à découvrir ou redécouvrir mon autre blog "Les Carnets d'Emile en Lauragais" : www.lescarnetsdemile.fr
A bientôt
Sébastien
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