Florac-Lauragais était un village de cent-quatre-vingts âmes. Quand on y descendait depuis la Borde Perdue, il fallait d'abord marcher une quinzaine de minutes pour franchir le Rioulet puis remonter un peu vers la bourgade nichée en haut d'un coteau érodé, près de deux kilomètres plus loin. C'est là, en prenant le sentier à gauche, juste après le petit pont, qu'on pouvait se rendre à Borde Basse, l'autre métairie d'Honoré Bacquier.
La voie qui conduisait à Florac, elle, tenait davantage d'un chemin de belle taille que d'une route franche mais permettait à deux véhicules menés par des conducteurs prudents de se croiser. De loin en loin, un frêne ou un ormeau saluait leur passage offrant de surcroît aux charretiers de moins en moins nombreux un espace ombragé pour une courte pause au coeur de l'été.
Une soixantaine de bâtisses contiguës étaient ramassées le long de ruelles assez étroites menant toutes à l'église romane dont le clocher-mur, pignon caractéristique dans la région, surplombait l'ensemble. D'aspect trapu, il se découpait en son sommet triangulaire en trois baies ajourées accueillant chacune une cloche qui voyait le vent d'autan venir de loin. Elles chantaient à l'air libre sous l'impulsion de la campanièra dont on louait la fidélité ainsi que la ponctualité jusque dans les campagnes les plus reculées. Les tombes de l'unique cimetière s'étiraient tout autour, le long de petites allées claires. L'église comme les maisons étaient toutes bâties avec ces pierres de pays de petite taille et recouvertes de cet enduit un peu grège que les années effritaient et que le soleil couchant des équinoxes parait d'or.
Une boulangerie, une boucherie, une épicerie et un café constituaient l'ensemble des commerces tandis qu'un forgeron et un menuisier tenaient ateliers. Au centre du village devant la Mairie dont le bâtiment était prolongé par l'école, une placette à peine plus grande qu'un mouchoir, ombragée par d'immenses platanes, accueillait les boulistes et les discussions sans fin des vieilles personnes à la belle saison.
On jugea chez les Bourrel que la messe du dimanche pouvait constituer une bonne entrée en matière pour aller à la rencontre des villageois et concitoyens. Léonce, un peu récalcitrant à ce qu'il nommait en patois las beatarias (*), suggéra qu'il pourrait attendre au café pour lier connaissance avec ceux de son engeance. Cela donna lieu à une algarade - de qualité correcte - avec Elia qui, d'une part, tenait vraiment à ce qu'il les accompagnât pour se présenter et, d'autre part, redoutait le penchant de Léonce pour les boissons alcoolisées, les vins cuits et le pastis en particulier. Elle bénissait parfois le ciel que l'addictive absinthe fût toujours interdite. Il s'était laissé aller à cette tendance après les événements familiaux et ne l'avait plus vraiment quittée bien qu'Elia veillât au grain.
Aussi, à Penens, fréquentait-il parfois un peu trop le bar-tabac de son cousin Ambroise.
— Las crotz son pas totas al cementeri (**), se lamentait-elle souvent en le récupérant éméché
— C'est pas de ma faute si le malheur, ça donne soif ! Une soif que rien n'étanche, concluait-il toujours, pleurant parfois.
Mais il obtempéra cette fois et accepta de rejoindre les petits bancs de chêne disposés sous la nef. Les regards qu'on leur porta ce jour-là ne dérangèrent pas Elia puisqu'elle les mit sur le compte d'une curiosité bien naturelle. Tous se recueillirent, Léonce trouva le temps long.
A la sortie, sur le parvis, on ne s'attarda pas en raison d'un vent d'autan capricieux mais ils furent présentés à celle qu'ils appelleraient désormais Madame, la femme de Bacquier. La femme élégante, vêtue d'un manteau long bien coupé et d'un chapeau comme ceux qu'on ne trouvait qu'à Toulouse dans les grands magasins, leur porta quelques instants une aimable attention, leur promettant de les revoir bientôt.
Ils serrèrent quelques mains qu'on leur tendit, rendirent des sourires, ne retinrent pas plus les noms de famille que ceux des bordes. A plusieurs reprises, comme il le redoutait secrètement, on demanda à Germain le prénom de son épouse, charmante.
— C'est ma belle-soeur, Louise. La soeur de ma femme. Elle vit avec nous. Je suis veuf depuis de nombreuses années, hélas, dut-il ainsi expliquer un peu trop souvent à son goût.
Ils rencontrèrent enfin ceux de Borde Basse, les Mandoul auprès desquels, tout à leur installation, ils n'avaient pas encore trouvé le temps d'aller se présenter. Simone et Jean étaient un couple chaleureux qui se montrèrent curieux de mieux les connaître. On convint d'organiser une veillée, à Borde Basse, deux jours plus tard afin d'échanger davantage. Il s'agissait là d'une entorse aux traditions, les veillées hivernales ne commençant qu'après les semis, lorsque le début de l'hiver engourdissait quelque peu l'activité.
Ainsi, à la Borde Perdue, soupa-t-on ce mardi-là encore plus tôt qu'à l'ordinaire. En fin d'après-midi, Léonce avait vérifié les lampes pour accompagner le trajet nocturne jusqu'à Borde Basse.
— Et assure-toi qu'il y a assez d'eau dans la lampe à carbure, que l'un d'entre vous n'ait pas à faire pipi dedans à mi-chemin, dans l'obscurité, comme la dernière fois, lui recommanda Elia
Il avait été convenu que l'un des enfants - Hélène ou Gabriel - resterait avec Juliette qui, âgée, aimait à se coucher tôt et jetterait un oeil à l'étable dans la soirée, l'une des vaches se préparant à mettre bas dans les jours suivants. Gabriel se désigna sans difficulté, Louise proposa bien de rester à sa place mais il refusa tout net se déclarant peu impressionné.
— De quoi veux-tu que j'aie peur ? Des sornettes de Bacquier ?
Emmitouflés, Louise, Germain, Elia, Léonce et Hélène gagnèrent donc Borde Basse en contournant le bois, longeant l'orée des champs avant d'emprunter le chemin qui descendait au Rioulet dont ils entendirent le murmure humide en franchissant le petit pont.
Simone et Jean Mandoul qui avaient aperçu la lueur tremblante des lampes s'approchant sur le sentier se tenaient près de la porte et les firent entrer prestement. La Borde Basse tirait son nom non pas de sa hauteur qui était courante dans la région mais de sa situation, au fond du vallon, à quelques mètres des lacets du ruisseau.
— Installez-vous donc, prenez une chaise et réchauffez-vous un instant, proposa Jean Mandoul. Voici mon père, Adrien.
— Adissiatz brave monde (***), leur lança le vieillard souriant, assis sur la caisse à sel au coin de la cheminée, un béret vissé sur le crâne et un vieux mégot éteint abandonné au coin de ses lèvres.
— Et voici notre fils, Gaston. Nous habitons tous les quatre. Ma mère est morte l'année dernière. Une pneumonie, reprit Jean.
— B'jour, lança le jeune homme aux cheveux emmêlés lui retombant sur les yeux.
— Il fait le timide. A dix-neuf ans ! ça ne lui passera jamais. C'est parce qu'il y a une jolie jeune fille ? ajouta Simone d'un ton faussement scandalisé, le plongeant dans une gêne plus profonde encore.
Pour une première veillée, on ne sortit pas les cartes pour jouer à la manille coinchée ni les oeufs en plâtre pour les ouvrages à raccommoder. Ils restèrent tous autour de l'âtre à deviser. On parla de la terre de ce coin du Lauragais, des gens de Florac, de la vigne lorsque Simone Mandoul servit un peu de vin aux hommes et de la tisane aux femmes, des semis qu'on préparait soigneusement, de la condition dégradée des métayers et de ceux qui avaient la chance de signer un bail à ferme. Les Bourrel avaient un peu perdu l'habitude de ces échanges qui s'étaient faits rares dans leur vie mais tous y prirent plaisir.
A la moitié de la soirée, on se rendit à l'étable pour voir les boeufs de trait et les vaches que Gaston avait soigneusement brossés dans l'après-midi. Bien-sûr on parla des cours sur les foires et marchés du secteur.
Germain, tout en discutant, en profita pour se renseigner sur les entreprises de battage qui travaillaient alentours. Et quand il demanda si Bacquier était un bon patron, les Mandoul échangèrent des regards entre eux , haussèrent les épaules :
— C'est un patron, conclut Jean la bouche déformée par une moue dubitative. Il y a pire. Sans doute y a-t-il mieux aussi... Mais c'est un homme qui écoute et discute même si, avec lui... un sou est un sou.
Léonce posa alors la question qu'il eût peut-être dû taire....
— Savez-vous pourquoi nous a-t-il dit que les Claudel avaient peur, la nuit, à la Borde Perdue ?
L'embarras mêlé d'amusement qui gagna alors Jean et son père eût mis la puce à l'oreille aux plus naïfs. Après un temps, Adrien qui s'était rassis sur la caisse à sel, affirma :
— Parce que Bacquier ne sait sans doute pas les vieilles histoires et que les Claudel, oui. En plus de n'être pas très vaillants, ce sont des couards...
— Quelles histoires ? demanda Elia, intriguée
— Rien, rien... De ces histoires idiotes que les vieux se racontaient à la veillée et qui n'ont aucun sens...
— On peut savoir ? insista Louise
Simone, Jean, et Adrien se consultèrent à nouveau du regard.
Après un temps, Adrien se décida :
— C'est une histoire que la menina de ma menina (****) entendait enfant. L'histoire de la Borde Perdue ou plutôt... l'histoire de la Borde de la Perdue... Mais Simone, avant que je ne la raconte, va nous chercher un peu de riquiqui s'il te plaît, nos verres sont vides...
A suivre...
(*) bondieuseries
(**) Toutes les croix ne sont pas au cimetière
(***) Bonsoir braves gens
(****) mémé, grand-mère
Rendez-vous la semaine prochaine pour le cinquième épisode intitulé "La Borde de la Perdue"
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