L'autobus de la ligne en provenance de Castelnaudary n'était jamais à Florac-Lauragais avant 12.30, un peu de route encore et il déposait Louise à quelques centaines de mètres de la Borde Perdue, une dizaine de minutes plus tard. C'est elle qui le plus souvent était chargée, le lundi matin, de se rendre au marché pour y vendre tantôt quelques lapins, des pigeons ou bien deux ou trois poulets ainsi que des oeufs. Le chauffeur, le matin à l'aller, acceptait de mettre une panière ou deux sur la galerie ou dans la soute et, lorsque les transactions s'étaient bien déroulées, Louise les rapportait vides ou avec quelques provisions à l'intérieur.
Elle ne prenait d'ailleurs pas d'argent sur elle comptant sur ces ventes pour rapporter une bouteille d'huile, des allumettes ou tout autre menu article dont les réserves manquaient.
Ce lundi de décembre 1951, elle remontait le chemin. Satisfaite, elle ne rapportait ni oeuf ni volaille. Au bout de ses bras se balançaient une panière en osier de belle taille et un grand panier au fond duquel roulaient un bocal de sucre et un autre de sel enveloppés dans des feuilles de papier journal.
Au virage, Gabriel déboula debout sur une bicyclette à toute vitesse qui manqua la renverser.
— Gaby ! Mais ça va pas non ?
— Les boeufs ! Tante Louise...
Il opéra un freinage sec dans les cailloux dont il resta un nuage de poussière blanche pendant un instant...
— Le boeufs, reprit le jeune homme essoufflé, les derniers arrivés, Pépé Léonce les avait attachés au capial(*) mais ils sont partis et on ne les trouve plus. Je pars sur les chemins pour voir si je les aperçois...
Il ne lui laissa pas le temps de répondre, s'éloignant déjà.
Louise pressa le pas et lorsqu'elle parvint dans la cour, l'agitation qui régnait là la stupéfia ; Robuste le petit veau poussait des cris en faisant des bonds près de la vache Cigarette, impavide. De l'étable s'échappaient des cris tandis que le chien hérissé, aboyait en tournant autour des bâtiments.
La silhouette de la vieille Juliette était appuyée dans l'encadrement de la porte. Elle sortit les mains des poches de son tablier et souleva les épaules d'un air désolé. Il ne restait plus personne à la ferme. Tout le monde courait bois et champs, à la recherche des boeufs enfuis.
— Qu'est-ce qu'on va faire Louise ? demanda la vieille femme
— Ne pas trop s'inquiéter, on va les retrouver ! lui répondit Louise dans un sourire, Venez Juliette, je vais vous servir un petit bol de soupe et je vais les rejoindre pour chercher.
— Mais si un accident se produit à cause de nos boeufs ? Ils sont ici depuis quelques jours seulement, ils doivent être désorientés... Ils peuvent faire n'importe quoi en traversant la route. Tu ne les a pas vus depuis l'autobus ?
— Ne vous inquiétez pas, Juliette, vous dis-je...
Elle saisit la vieille femme par les épaules avec délicatesse et la raccompagna à l'intérieur.
— Venez, vous allez prendre froid...
Lorsqu'elle ressortit, chaussée de ses croquenots pour arpenter la campagne, Louise ne sut pas très bien quelle direction prendre. Elle entendait, portées par le vent d'autan, les voix au fond du vallon qui s'interpellaient. Elle devina, à leur prosodie trahissant la panique, que les recherches étaient toujours infructueuses. Elle décida de partir à l'opposé et de longer de le bois, vers le Nord.
Décembre 1951 avait pourtant été un mois dense mais jusque là, relativement calme à la Borde Perdue, n'était-ce les tâches liées à la fin de l'installation. Il avait permis aux Bourrel de commencer à cultiver le potager. Léonce et Germain, un frais matin, avaient déterminé ce qui serait la parcelle pour accueillir les pommes de terre au printemps. Ils eurent du mal à se mettre d'accord - évidemment - arpentant le sol à l'arrière de la Borde à grande enjambées pour déterminer a vista de nas (*) le rectangle parfait que Gabriel laboura illico. Les fèves rejoignirent le creux des sillons grâce aux mains expertes de Léonce. Germain creusa deux tranchées de bonne taille pour installer des griffes d'asperges. Les canards gras seraient bientôt prêts.
Vers le milieu de l'après-midi, au terme d'une quête infructueuse, le ventre vide, tous se retrouvèrent à la borde pour un casse-croûte.
— Mais puisque je te dis que je sûr de les avoir attachés correctement, s'agaçait Léonce, je ne suis pas fou...
— Fou, non, mais tu venais de tirer le vin pour midi à la cave et tu as dû le goûter pour être sûr qu'il était aussi bon que la veille, comme à l'ordinaire...
— Tout ça, c'est des calopnies, tu dis des calopnies sur ton propre mari...
— Calomnies, murmura Gabriel
— On s'en fout, reprit Léonce, c'est inadmissible quand-même ! Tu veux que je te dise, moi, ce que je pense ?
— Surtout ne nous-en prive pas ! commenta Elia désabusée
— Ce que je crois, moi, c'est que je les avais attachés au capial (**), à 5 ou 6 mètres du bois et que cette fille, là, la Suzette, la fantôme dont nous a parlé le vieil Adrien Mandoul est venue les détacher parce que ça ne lui plaît pas beaucoup, à cette fille, qu'on occupe la borde de ses pauvres parents ! Qu'ils sont sans doute morts ici-même à l'endroit où je te parle...
Hélène et Gabriel se regardèrent et se comprirent sans mot prononcer. Cette hypothèse d'une malice de Suzette leur plaisait beaucoup.
— Je sens que la présence de ce fantôme dans le bois va rendre de nombreux services à certains ici, souffla Elia.
— Qu'est-ce que tu sous-entends encore ? tempêta Léonce
Il fut interrompu par le bruit soudain de la pluie sur les tuiles qui venait de gagner son combat contre le vent d'autan et l'avait écrasé.
— Ara plòu (***), dit simplement Juliette
— ça ne va pas faciliter les recherches, s'inquiéta Germain. Allez, il faut s'y remettre, ce ne sont pas de jeunes chatons qu'on cherche, ce sont des boeufs, on va forcément les voir ! Zou, tout le monde ! Sinon que va dire le patron ? Ces boeufs nous ont coûté les yeux de la tête.
Les pèlerines, vestes, casquettes, chaussures, bottes avaient été mobilisées. Au moment où tout le monde fut prêt à repartir, sous une pluie battante, et qu'un plan avait été dressé pour quadriller au mieux les environs, les deux massives silhouettes accompagnées de deux hommes se dessinèrent au bas du chemin.
— Les buòus ! s'exclama Léonce comme s'il les avait retrouvés lui-même
— Ils sont vôtres non ? cria l'un des hommes qui les conduisaient en s'approchant.
Il reconnurent avec soulagement ceux de Borde Basse, le jeune Gaston et son père Jean Mandoul.
— On les a trouvés près de chez nous, au bord du Rioulet, ils buvaient. Comme on ne les reconnaissait pas, on s'est dit qu'ils étaient à vous probablement.
— Oui, ce sont ceux qu'on vient d'acquérir, expliqua Germain. Des bêtes avec du caractère visiblement.
Il s'en saisit pour les raccompagner à l'étable. Ses gestes étaient calmes, ceux d'un homme soulagé.
— Entrez, proposa Elia à leurs voisins, vous boirez bien quelque chose. Vous nous sortez une sacrée épine du pied, on ne savait plus où chercher. Avec tout ça, on vient à peine de finir notre repas. On n'a pas eu beaucoup d'appétit.
Léonce pensait, ce jour-là, en avoir fini avec les contrariétés et l'agitation. Il se trompait. Les Mandoul partis, les Bourrel les avaient chaleureusement remerciés, il s'était assis au coin de l'âtre pour se réchauffer, sa course dans la campagne l'avait épuisé et il sentait le froid engourdir un peu ses membres. Il piquait du nez près des flammes quand un moteur ronfla dans la cour, annonçant l'arrivée d'un véhicule. Elia sortit la première et reconnut les deux gendarmes qui étaient passés quelques jours plus tôt, l'un avec la figure en poire, l'autre le visage en couteau avec des moustaches soigneusement taillées.
— Bonjour messieurs les gendarmes, si c'est pour la régularisation administrative de notre déménagement, n'ayez crainte, nous y procédons, attaqua-t-elle, bille en tête.
— Non point chère madame, nous avons quelques questions à vous poser. Votre éclairage pourrait nous être utile dans une affaire que nous tâchons de résoudre.
— Une affaire ? Quelle affaire ?
— Pouvons-nous entrer un instant, s'il vous plaît ?
A contrecœur, elle y consentit. Les deux hommes s'installèrent à table, saluèrent avec force courtoisie toute la famille qui s'assit autour d'eux. Celui aux belles bacchantes qui semblait être le chef, commença :
— Nous venons vous poser quelques questions concernant une affaire de cambriolage. Figurez-vous messieurs-dames, qu'hier matin, durant la messe de 11 heures, à Penens, un individu...
— Peut-être plusieurs ? compléta l'autre mû par une audace soudaine
— Peut-être plusieurs effectivement... se sont introduits durant leur absence chez monsieur Belloc et madame, vos anciens propriétaires, pour leur dérober non seulement des valeurs mais aussi quelques objets auxquels - on le comprendra aisément - ils étaient très attachés.
— Qu'est-ce que cela peut bien à voir avec nous ?
— Rien probablement. Cependant nous ne pouvons écarter aucune hypothèse et comme vous connaissez parfaitement monsieur et madame Belloc, en tant qu'anciens métayers, nous nous sommes dit...
— Vous vous êtes dit que les Bourrel feraient des cambrioleurs intéressants ? C'est cela ? s'agaça Léonce, parfaitement réveillé.
— Allons, monsieur, restons calmes et de bonne compagnie. N'envisagez pas les choses de cette façon, nous sommes juste venus pour quelques questions et vérifications afin de...
— Décidément, c'est ma journée ! On m'accuse de tout à tort et à travers...
— De quoi parlez-vous ?
— D'une affaire de famille qui s'est déroulée un peu plus tôt dans la journée, lança Léonce avec un regard noir en direction d'Elia. Eh bien puisque nous y sommes, que voulez-vous savoir ?
— Connaissez-vous tout d'abord, des gens qui pourraient vouloir du tort à monsieur Belloc ou à madame ?
Léonce s'étrangla :
— Un homme aussi jovial que monsieur Belloc ? Un homme aussi généreux et attentif aux autres ? Un homme aussi honnête en affaires ? Non bien-sûr, pensez donc ! Je ne lui connais pas un seul ennemi.
— Monsieur, ne maniez pas l'ironie s'il vous plaît, cela complique inutilement les choses et nous retarde à tous !
— Des gens qui n'aiment pas monsieur Belloc parce qu'ils ont eu maille à partir avec lui, messieurs les gendarmes, on en remplirait au moins deux autobus !
— Vous-même ?
— Moi-même je ne resterais pas sur le quai de l'autogare si ces cars prenaient la route... Il s'est comporté avec notre famille d'une façon que je ne peux même pas vous décrire, une façon plus que critiquable avec nous qui l'avons servi si longtemps. De là à le cambrioler... Je suis un honnête homme et je me porte garant de tous les miens, monsieur... D'ailleurs hier, avant que nous ne nous posiez la question, nous sommes tous allés à la messe à Florac en famille, les trois quarts du village pourront vous le confirmer. Enfin, en ce qui me concerne, pour être précis, j'étais au café. La seule qui est restée ici, c'est ma mère, Juliette. Pensez-vous, qu'à quatre-vingt-six ans, elle a enfourché la motocyclette en notre absence pour aller dérober je ne sais quel objet dont nous n'avons aucun besoin dans la maison des Belloc ?
— Monsieur Bourrel, calmez-vous, je vous le demande, votre nervosité ne vous sert guère. Nous ne vous accusons de rien, nous cherchons seulement à comprendre.
— Comprenez seulement que si vous voulez des coupables, il faudra chercher ailleurs...
— Nous en prenons bonne note, monsieur. Nous allons prendre congé mais nous reviendrons éventuellement si nous avons besoin de précisions, dit le moustachu en se levant.
— C'est monsieur Belloc lui-même, n'est-ce pas, qui vous a dirigés vers nous ? osa Léonce
— Je ne peux pas vous confirmer cet élément... répondit l'officier en sortant et en regagnant son véhicule.
Bientôt, la voiture s'éloigna.
— Pépé Léonce, demande Hélène, pourquoi as-tu dit que nous étions tous à la messe hier ? Nous n'y somme pas tous allés...
— Pour qu'il nous laissent en paix, dit Léonce en se réinstallant près du feu
— Jamais donc Belloc ne sortira de nos vies ? Sale type... s'agaça Louise en frappant de son poing la table en madriers
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le dixième épisode intitulé "Noël des Perdus"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site
(*) pignon, extrémité de la maison.
(**) maintenant il pleut
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