Sous un ciel gris, au bas du champ, le long d’une ligne de cyprès, les comportes attendaient les vendangeurs dont on entendait les voix plus haut dans les rangées. En suivant, le TD18 avec dans son prolongement une remorque à plateau dont l’attelage avait été bricolé pour ne plus répondre aux bœufs mais à la traction mécanique offraient une drôle de silhouette en V aplati.
Le long des rangées, s’élevaient les cliquetis métalliques des sécateurs qui séparaient les grappes de leurs ceps. Parmi les silhouettes voûtées, une se relevait plus souvent que les autres, celle de Léonce.
Il demandait à intervalles réguliers à la cantonade :
— C’est pas si mal, hein ? Et encore, ici c’est la vigne vieille…
Outre le raisin, il cherchait à récolter quelques lauriers concernant son travail acharné à rattraper une vigne qui, lorsqu’ils étaient arrivés à la Borde Perdue, ne valait pas un coup de pied –dixit Léonce lui-même – tant elle avait été négligée. Tout au long des mois, il avait veillé sur elle comme on veille sur un convalescent, ne négligeant aucun soin, aucun travail supplémentaire. Elle avait été labourée, déchaussée, rechaussée, fumée, taillée, attachée comme jamais vigne lauragaise ne le fût auparavant.
— Sans son vin, ce serait un homme mort, ironisait régulièrement Elia. Il n’y a guère que le vin de messe qui semble le repousser, le curé ne le voit jamais aux offices.
— Tu n’as qu’à dire, en d’autres termes, que je suis un païen alcoolique ?
— Je ne le dis pas mais à bien y réfléchir, on peut s’interroger…
Les cueilleurs s’esclaffaient de bon cœur devant leurs algarades avant de se remettre à leur ouvrage.
Les pauses régulières organisées au bout des rangées n’avaient pourtant ce jour-là qu’un seul objet de discussion, qu’une seule et obsédante préoccupation : l’incendie d’En Peyre.
— Un an plus tôt et c’était pour nous, s’émouvait Léonce lorsqu’il y pensait. Elia m’a dit qu’on est venu chercher Belloc en plein enterrement de cette pauvresse de Montplaisir.
En effet, l’homme qui, la veille, avait troublé la cérémonie d'enterrement de Jeanne était venu prévenir en urgence Alfred Belloc du drame qui se nouait à la métairie d’En Peyre. Des flammes voraces s’étaient emparées du hangar où était stockée la paille. Très vite, elles s'étaient mises à lécher le faitage puis dévorer une partie de la toiture qui s'effondrait, quelques minutes plus tard, par pans entiers.
Le sinistre menaça bien vite l'habitation. qui n'était séparée que par une autre arche de hangar heureusement vide. La chaleur du brasier, disait-on parmi les vendangeurs, était telle qu'on en pouvait s'approcher à plus d'une dizaine de mètres. Une chaîne humaine entre la mare et l'incendie s'était rapidement mise en place au fur et à mesure que les voisins étaient accourus, en attendant l'arrivée des secours. Outre la fumée, il y avait ce bruit sinistre, mélange de craquements secs et de ce terrible souffle chuintant. Les pompiers avaient été prévenus pour maîtriser le sinistre mais En Peyre était bien loin de la ville. Il leur fallait le temps de s'organiser, de prévenir les volontaires des villages alentours et avant qu'ils ne vinssent le feu avait pris une ampleur impressionnante et des flammèches, attisées par un léger vent d'autan, avaient commencé à embraser le pailler voisin des bâtiments.
Une catastrophe qui faisait frémir chacun. Fernand, l'ami de Germain, qui n'habitait pas loin d'En Peyre s'était rendu sur les lieux et en témoignanit avec émotion :
— Quand je suis arrivé, la voiture de Belloc venait d'arriver dans la cour. je ne l'ai jamais vu dans cet état. "mais enfin qu'est-ce qu'il s'est passé ? Comment est-ce possible ?". Il n'arrêtait pas de répéter ça sans arrêt et personne ne lui répondait; Tout le monde courait essayait avec quelques seaux ou bassines même trouées récupérées de jeter de l'eau sur le feu. Mais il avait tellement grossi qu'on avait bien que ça ne servait pas à grand-chose... Mais je me suis joint à eux et nous avons continué, sans relâche, nos efforts en attendant les pompiers...
Quand les pompiers de l'entraide intercommunale sont arrivés, tout s'est accéléré même s'ils ont dû lutter de longues, très longues minutes pour venir à bout du sinistre.
Un peu plus tard, ce sont les gendarmes qui sont venus. Ils ont interrogé le métayer qui est un fumeur invétéré mais il jure les grands dieux qu'il est très prudent avec ses mégots. Un feu, fin septembre, ça ne prend pas par l'opération du saint esprit ou plutôt d'un esprit malin... Il y a forcément une cause...
— ça me fait frémir, dit Léonce avec une voix blanche. Il faut des mois ou des années pour tout remettre d'aplomb après un drame comme ça. Et je ne parle pas que de la maison et des hangars, je parle aussi des hommes. Le feu, quel traumatisme !
Il y eut un long silence, des têtes baissées, tous avaient l'esprit absorbé par la perspective d'une catastrophe pareille.
— Bon, c'est pas tout mais feu ou pas feu, le raisin ne va pas se ramasser tout seul, les interrompit Elia, toujours pragmatique. Hélène nous attend à midi et demi environ.
Hélène ne vendangeait pas, en effet, pour la première fois depuis longtemps. Elle était en charge du repas des travailleurs et s'activait en cuisine depuis le lever du jour. Depuis le départ de Louise, la jeune fille d'à peine dix-huit ans, avait fait son possible pour la remplacer dans ses tâches quotidiennes à la borde et elle y mettait beaucoup de coeur. Cependant, une sensation d'urgence et de course perpétuelle s'était instillée progressivement en elle : l'étable, la cuisine, le potager, le soin aux animaux, le linge de la maisonnée.
L'arrivée de Solange et du petit Henri à la ferme avait un peu chamboulé les habitudes de tous. Solange semblait chercher ses marques dans ce nouveau décor et ne mettait pas beaucoup d'entrain à aider la jeune fille. Elle passait des journées entières enfermée dans la chambre que Germain avait cloisonnée pour elle et lui dans le grenier en prolongement des autres chambres de la borde. Le petit Henri avait hérité de celle de Louise, vacante désormais.
Solange semblait pleurer beaucoup, elle avait souvent les yeux rougis, se disait fatiguée par la grossesse mais s'échappait dès qu'elle le pouvait de la Borde Perdue pour aller à Florac chez ses parents, le long trajet ne semblant pas la rebuter.
Hélène s'en était agacée un peu auprès de son père.
— Ne t'inquiète pas, lui répétait-il, il faut lui laisser un peu de temps de s'habituer à nous, de prendre ses habitudes. Il faut l'aider un peu à se sentir à l'aise. Bientôt, elle vous connaîtra tous mieux et tout ira bien.
Hélène n'était pas convaincue, pas plus que ne l'était son frère jumeau, Gabriel quI, en secret, lui révéla un jour : "Cette Solange, je ne l'aime pas ! C'est à cause d'elle que tante Louise est partie. Je ne sais pas pourquoi mais je le sens...". Solange cultivait avec eux, comme avec Elia, Léonce ou Juliette, une distance qu'elle ne semblait pas vouloir réduire.
Les échanges, à table, se réduisaient au strict minimum, à l'indispensable et les conversations n'allaient jamais très loin, faute de relance ou d'intérêt. Germain faisait ce qu'il pouvait pour tisser le lien mais de part et d'autre, il ressentait de la réticence. Seul, Henri constituait un sujet de rire ou de bonne humeur, l'enfant n'était pas avare de facéties et regardait les jumeaux avec beaucoup d'amusement. il aimait les provoquer ou les sollicitait pour jouer avec lui, ce qu'ils ne refusaient jamais.
Les journées d'Hélène, après le départ de Louise, s'en trouvèrent donc rallongées et très chargées. Elle ne manquait pas de savoir-faire, sa tante lui avait appris, année après année, à porter le meilleur soin aux lapins, aux volailles, aux plantes dont elle avait la responsabilité. Mais tout cela constituait, avec les travaux des champs auxquels il fallait par période prêter main forte, une somme d'activités à laquelle il lui était de plus en plus difficile de faire face.
Pour le repas des vendanges, elle avait bénéficié des conseils et d'un peu d'aide de sa grand-mère pour l'organisation. Elia et elle avaient anticipé les choses et beaucoup discuté.
— Je sais que tu en es capable, j'ai confiance, lui avait dit la femme âgée.
Hélène voulait rendre fiers l'ensemble des Bourrel, montrer que, Louise ou pas, on savait recevoir, que la métairie fonctionnait grâce à son travail et à son sens de l'organisation. Aussi, au prix d'efforts indicibles, lorsque les aiguilles de fer de la vieille comtoise se rejoignirent presque sur le 12, Hélène se rassura jugeant que le repas serait prêt à temps. La vieille Juliette lui avait apporté autant d'aide qu'elle avait pu, tailladant un morceau de lard, ici, épluchant là des légumes. Hélène vit donc midi se rapprocher en se rassurant car le fumet de la soupe devenait prometteur et les volailles rôtissant prenaient des reflets luisants et une couleur dorée, perspective d'une cuisson parfaite.
Hélène était prête mais elle ne savait pas que le repas allait être retardé très longuement par un événement imprévu.
En effet, au même moment, au bas du champ près de la remorque, les vendangeurs entendirent un choc mou puis un bruit sec suivis d'un très long cri...
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le quatrième épisode de cette saison 2, intitulé "Les vendanges d'un rebouteux"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
Merci à Berthe Tissinier pour la photo d'illustration.
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