— Qu'est-ce qu'ils font Germain et Léonce ? Hein maman ? Qu'est-ce qu'ils font ?
Le petit Henri tirait sa mère par la main mais Solange avait du mal à le suivre. Emmitouflée dans sa grande cape en drap de laine, la jeune femme tenait, de son autre main, son ventre.
— Attends Henri ! Ne va pas si vite !
Les journées d'hiver étaient longues et l'enfant trop jeune pour être scolarisé avait du mal à tenir en place. Aussi, sa mère s'astreignait-elle à l'emmener jouer à l'extérieur lorsque le temps le permettait pour se défouler un peu. Le petit garçon poursuivait les dindons, constituait de petits fagots de branchettes, des tas de cailloux, tous ces trésors que les yeux de l'enfance jugent essentiels.
— Qu'est-ce qu'ils font hein Germain et Léonce ? répéta-t-il en approchant du hangar.
— Nous réparons la charrette ! s'exclama Germain qui l'avait entendu. — Elle est cassée ? s’étonna-t-il sur un ton propre aux petits.
— Pas vraiment, Henri… Elle est usée. Et on a encore besoin d’elle…
— Pour aller chercher Hélène ? demanda-t-il avec candeur.
Les deux hommes interrompirent leurs gestes. Solange regarda Germain, désolée. Il hésita une fraction de seconde puis répondit :
— Peut-être oui. Mais pas tout de suite. Lorsque le moment sera venu…
— Ce sera quand ? Elle me manque, tu sais, Hélène. Et je vois bien que vous êtes tous tristes depuis qu’elle n’est plus là…
— Elle nous manque aussi, oui. Pour tout te dire, je ne sais pas quand ce moment viendra. Mais lorsqu’il sera là, nous le saurons.
Germain avait prononcé ces paroles avec toute la conviction d’un père, persuadé que ce temps viendrait bel et bien. Il n’en doutait pas mais plus les semaines s’écoulaient et plus son cœur était douloureux.
Et puis il y avait la gêne de plus en plus grandissante que cette situation générait. La veille, par exemple, quand les Mandoul étaient venus leur demander s’ils pouvaient venir les aider en fin de semaine pour tuer le cochon, il avait fallu faire de pénibles circonvolutions pour éviter le sujet. Depuis l’affaire du tracteur, les rapports s’étaient considérablement refroidis et avoir à leur mentir lorsqu’ils avaient demandé si Helene serait là aussi avait rajouté à l'embarras du moment.
Elia avait indiqué qu'elle n'était pas très en forme et très occupée.
— C'est vrai qu'on ne las voit plus beaucoup ces temps, s'était cru obligée de rajouter la volubile Simone Mandoul toujours friande des détails de la vie des autres.
— Vraiment très très occupée, avait menti avec maladresse Elia.
Le ton employé n'était guère naturel pas plus qu'il n'était convaincant et les regards des Mandoul qui s'étaient croisés à la vitesse de l'éclair signifiaient qu'il n'en croyaient rien.
Elia avait poursuivi :
— Depuis que Louise n'est plus là, beaucoup de corvées retombent sur les épaules de cette pauvre petite.
— Je comprends ma pauvre Elia, avait faussement compati Simone, je vois, moi qui suis la seule femme de la maison au milieu de ces trois empègues, je n'arrête pas de la journée. Et puis, vous, vous avez ce Marcel en plus, non ?
Tous avaient alors compris qu'elle savait ou se doutait de quelque chose. Et que la rumeur devait donc aller bon train.
— Marcel ? Non, nous nous en sommes séparés il y a quelques jours. La borde tourne, nous n'avons besoin de personne.
Simone qui semblait être venue pour faire moisson d'informations n'était pas encore rassasiée.
— Et c'est vrai ce qu'on dit sur Louise ? relança-t-elle.
Jean Mandoul la reprit :
— Tu sais, Simone, si on écoute les gens... Et puis, Louise ne vit plus ici comment veux-tu qu'ils sachent ?
— Et qu'est-ce qu'on dit sur Louise ? interrogea Germain, curieux, sur un ton glacial.
— Ah vous n'êtes pas au courant ? s'étonna Simone. Dans ce cas, ce n'est certainement pas à moi de vous l'apprendre.
Elle minaudait tandis que Léonce fulminait.
— Tu devrais pourtant sinon on pourrait croire que tu es une lenga de pelha et on pourrait même se laisser aller à le dire autour de nous.
— Oh mais ne prenez pas comme ça Léonce ! C'était pour discuter...
— Qu'est-ce qu'on dit sur Louise, Si-mo-ne ?
Le ton qu'avait employé Léonce ne laissait aucun doute quant à la colère que l'attitude de Simone Mandoul suscitait chez lui.
— Bon, bon, bon, si vous insistez... dit-elle en essuyant une poussière invisible sur sa robe.
Elle ne poursuivit pas dans la seconde, consciente de souffler sur les braises de la curiosité. Effectivement, dans la pièce, tous les yeux étaient rivés sur elle. Elle continuait d'épousseter ses genoux.
— Tout Florac ne parle que de ça depuis quelques jours. Je suis bien étonnée que cette histoire ne soit pas arrivée jusqu'à vos oreilles.
— On va pas y passer la nuit, non plus, ponctua Léonce, sourcils froncés, pour accélérer le tempo.
— Eh bien, à Florac, on parle de beaucoup des visites de Louise chez l'estituteur ! Répétées et fréquentes. Personne ne sait ce qu'ils se disent mais... Elle arrive par le petit portillon arrière et y reste bien une heure, des fois deux... On ne sait pas ce qu'ils se disent bien-sûr et, vous savez comment sont les gens, certains rajoutent même que...
— Arrête ! coupa sèchement Léonce. On en a assez entendu. Nous serons là pour tuer le cochon. Maintenant, on ne vous retient pas.
D'un geste large, il désigna la porte. Les Mandoul se levèrent. Jean, penaud, souleva sa casquette en direction de l'assistance médusée et entraîna par le bras Simone qui grommelait.
La fermette abandonnée dans laquelle ils s’étaient installés n’était pas en meilleur état que le moulin quitté quelques jours plutôt.
Elle présentait cependant quelques avantages. Elle était d’une part plus grande et disposait d’une cheminée que Marcel avait débouchée à grand peine. Ils n’y feraient du feu qu’à la nuit tombée pour ne pas être repérés mais cette perspective les réchauffait à l’avance. Car la maison était d’autre part assez loin de la première habitation et dissimulée par la forêt. On gagnait la ville de Revel en marchant quelques longues minutes d'abord sur des sentiers escarpés avant de rejoindre la plaine.
D’ailleurs, dès le premier matin, Marcel y était parti en repérage. Hélène avait préféré prendre possession des lieux en essayant de redonner vie aux deux petites pièces sombres. Elle avait d’abord fait l’inventaire des meubles à disposition : deux ou trois vieilles caisses, deux chaises dont la paille n’était plus qu’un souvenir effiloché, un lit brinquebalant sans plus de matelas, une table en bois massif dont le plateau avait été entamé par la pluie que délivrait une gouttière centrale depuis des années. Les fibres du bois envahies de mousse et de moisissures formaient désormais un relief curieux. Aux vantaux des fenêtres, peu de carreaux avaient subsisté à des années de claquements engendrés par le vent qui s’engouffrait partout où il le pouvait. Il n’avait pas empêché pour autant la poussière de s’accumuler, ni les araignées d’entasser leurs cathédrales de soie fragile dans tous les recoins.
Ce spectacle aurait pu décourager la jeune fille mais ce n’était pas le cas. Elle avait l’impression d’être un peu chez elle. Enfants, quand ils venaient, avec Gabriel, passer deux ou trois jours chez les cousins de Louise – et donc de leur mère- ils avaient découvert au cours de promenades cet endroit où ils jouaient des après-midi entières à se poursuivre, à se cacher. Dans son souvenir de petite fille, les lieux étaient plus grands. Bien plus grands.
Cette familiarité ne l’allégeait tout de même pas du poids sous lequel elle ployait. Elle avait vécu comme une délivrance les premiers jours de fuite, motivée par la colère contre Germain et Gabriel. La façon qu’ils avaient eue de s’en prendre à Marcel lui avait servi de moteur, les sentiments grisants de liberté et d’amour mêlés avaient été son carburant. Pourtant au moment où elle s’y attendait le moins, la culpabilité envers les siens et le manque avaient commencé leur œuvre, instillant lentement dans son esprit le poison d'une mélancolie tenace et des remords lancinants. Elle devait se rendre à l’évidence, ils devenaient à peine supportable. Car il fallait bien se l'avouer, elle était saisie d’effroi lorsqu’il lui arrivait de penser que, dans leur déception, ils l’avaient peut-être reniée.
Il fallait à tout prix qu'elle leur fît un signe.
* * *
L'incident se produisit le lundi suivant à Castelnaudary. Elia avait envoyé Léonce livrer à un acheteur une paire de lapins qu'elle avait promise la semaine précédente et faire quelques provisions avec la moto. Elle lui avait même commandé de la laine, des aiguilles - "du 6" avait-elle insisté - pour un ouvrage mais aussi du fil et des boutons pour réparer ses pantalons; Il avait renâclé à aller les acheter à la mercière arguant qu'il n'y connaissait rien. Mais il y avait consenti au bout d'un temps : sa jambe folle ne s'améliorait guère, le faisant souffrir presque continuellement, et en ces temps hivernaux, il se sentait un peu inutile. Elia, de son côté, s'était dit que ce tour au marché l'occuperait et puis au moins, pendant deux ou trois heures, elle ne l'aurait pas dans les pattes à geindre.
Le soleil froid de janvier inondait les allées de platanes chauriennes de sa lumière blafarde. Quelques oiseaux criaillaient au dessus de la foule dense des lundis.
Alors qu'il avait décidé de regagner la moto garée non loin de l'autogare, ses provisions dans les bras, il ne reconnut pas dans un premier temps l'homme qui venait en face de lui, un chapeau sombre sur la tête.
Mais lorsque leurs regards se croisèrent, cela fut comme un choc électrique pour Léonce. Il laissa choir les sachets de papiers qui contenaient ses achats, chopa le type par le colbac et le plaqua contre le premier véhicule stationné là.
A suivre ...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le trente troisième épisode de cette saison 2, intitulé "Neige en Lauragais"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
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