Léonce n'était pas douillet. La vie l'avait a plusieurs reprises malmené, blessé , il était rude et résistant à la douleur. Mais il aimait qu'on lui portât beaucoup d'attention. Juliette, sa mère si âgée, répétait que c'était parce qu'il était fils unique, Elia, sa femme, pensait simplement qu'il était égoïste.
Aussi, suite à l'accident qu'il avait eu lors des vendanges, il s'était plaint à grand renforts de cris, de gémissements, de considérations sur la douleur lancinante qui le ravageait.
Il était un peu plus de midi ce jour-là lorsqu'Elia avait rappelé à tous les cueilleurs qu'il était temps de poser les outils et de remonter à la Borde Perdue pour passer à table. Il avait cependant était décidé de charger les dernières comportes de la matinée sur la remorque attelée au TD18 pour les remonter à la métairie.
On ne sut pas bien ce qu'il se passa. Léonce était debout sur le plateau à saisir avec Gabriel une comporte que Germain et Jean Mandoul avaient posée sur le rebord.
Germain venait de dire :
— Fais attention papa !
— Tu me prends pour qui ? l'avait rabroué Léonce, heurté dans sa fierté
Quelques secondes plus tard, déséquilibré, il chutait pourtant de la remorque sur la terre souple du champ. Un grand grand bruit de bois sec brisé dans sa jambe fut suivi d'une longue plainte se rapprochant d'un cri animal, hululement ou glapissement, on ne sut trop bien. Le tibia gauche de Léonce venait de se fracturer.
Après un peu d'affolement dans les rangées, on décida remonter le malheureux à la Borde Perdue, installé tant bien que mal entre les comportes sur la remorque, gémissant à chaque soubresaut et maudissant le tracteur à l'allure trop vive à son goût.
Gabriel, du haut de ses dix-huit ans, avait été mandaté pour aller chercher le docteur du bourg en courant à travers champs.
Trois jours plus tard, alors que le raisin pressé était en cuve, Léonce pourtant nanti d'un plâtre imposant et de cannes Maginot geignait toujours. L'inactivité à laquelle il se trouvait réduit le faisait autant souffrir que sa blessure aussi se focalisait-il sur ses ressentis.
Lasse de l'entendre se plaindre, Elia, après l'avoir tancé un peu sèchement à plusieurs reprises, se résolut à faire prévenir le rebouteux conseillé par les Mandoul.
Le bonhomme rechigna pourtant à se rendre à la Borde Perdue. Elia l'avait cherché longtemps et elle le trouva sur les indications de quelques villageois dans ses vignes. Il fallut qu'elle le suppliât longtemps et promît même une rallonge sur les honoraires qu'elle trouvait pourtant déjà élevés. La perspective d'un poulet prêt à cuire en sus le décida définitivement. Il n'osa pas l'avouer tout de suite mais le guérisseur craignait de se rendre à la métairie parce qu'elle était réputée hantée. Il savait que le fantôme de la jeune Suzette rôdait encore parfois la nuit et il redoutait des conséquences néfastes sur ses dons et ses pouvoirs à fréquenter pareils lieux.
— Foutaises ! lui lança Elia peu convaincue
— Pauvre femme, je vous plains beaucoup, lui avait-il lancé avant qu'elle ne rentrât chez elle après un haussement des épaules trahissant son mépris.
Le jour dit, à l'heure dite, Hector des Fioles et des Pommades - c'était ainsi qu'on l'appelait à Florac et cela lui conférait une sorte de noblesse locale enviée - remonta le long chemin de la métairie. Il posa son panier vide à l'entrée de la cour et entama alors une longue danse mystérieuse et silencieuse destinée - expliqua-t-il plus tard - à faire alliance avec l'ectoplasme.
— Qu'est-ce qu'il a à bracejer comme ça ? Il est caduc non ? demanda Léonce lorsqu'il l'aperçut à travers la fenêtre près de laquelle il passait ses journées.
Les bras du guérisseur tournoyaient effectivement en l'air alors qu'il sautait d'un pied sur l'autre avant de se planter dans le sol joignant les mains puis les écartant brutalement comme s'il eût été possédé. Sa tête allait de haut en bas en un mouvement oscillant. Cet étrange ballet dont on ne sut jamais s'il avait atteint son objectif eut pour conséquences premières d’effrayer les dindons et de faire aboyer le chien. On l'appelait Hector des Fioles et des Pommades car outre les secrets qu'il murmurait au-dessus des malades ou des blessés, il avait aussi une connaissance aiguë des plantes lauragaises qu'il déclinait en onguents, infusions, cataplasmes, décoctions contre toutes sortes de maux. Sur ses étagères poussiéreuses, trainaient des fioles dont lui seul connaissait les secrets qu'elles renfermaient.
— Alors mon brave que vous arrive-t-il ? demanda-t-il à Léonce en entrant dans la cuisine.
Le fait qu'il l'appelât mon brave et qu'il ne devinât pas l'évidence face au plâtre et aux béquilles ne mit pas spécialement Léonce en confiance. Il jeta un regard à Elia exprimant tout le doute et même le courroux qu'il ressentait à cet instant.
Hector des Fioles et des Pommades ausculta la jambe du blessé un très long moment collant presque son oeil à même le tibia. Il prenait de longues inspirations, se relevait un peu, fermait les yeux et sembler passer un onguent invisible sur la jambe sans même la toucher. Curieusement, cela tirait des grimaces de douleur au patient. Léonce serrait les dents, plissait les yeux, gémissait soudain comme si le mage s'était attaqué à sa blessure avec un marteau. Des gouttes perlèrent rapidement à son front et l'étrange scène laissa hébétées Elia et Juliette qui y assistaient, incrédules.
Les incantations presque muettes du rebouteux et les souffrances du patient hagard qu'il ne touchait pourtant pas durèrent un bon quart d'heure et se déroulèrent de part et d'autre comme une joute de simagrées, une surenchère de rictus et de chichis, un combat de contorsions grimaçantes que nul ne remporta. Enfin, lorsque le cérémonial prit fin, il laissa Léonce sur le flanc, comme vidé de toute énergie et substance.
— Voilà, dit simplement le guérisseur en se relevant.
Il n'y avait pas d'afféterie dans son attitude seulement un visage impassible exprimant le sentiment du devoir fait. Il n'avait pas souri depuis son arrivée, il se dérida cependant lorsqu'Elia, comme convenu, glissa au fond de son panier le poulet, mort pour les bons soins un peu plus tôt dans la matinée.
— Quelques heures de patience et les douleurs vont s'estomper, conclut-il en levant son chapeau en direction des dames avant de sortir.
— On y sera pour le voir, murmura simplement Juliette.
— Ah, j'oubliais... Quatre ou cinq gouttes chaque matin au lever à jeun de cette préparation dans un peu d'eau, dit-il en faisant demi-tour, extirpant de sa poche une fillette de verre obstruée par un bouchon de liège.
— Qu'est-ce que c'est ? questionna Elia suspicieuse.
— C'est bon pour ce qu'il a, se contenta de répondre Hector avant de prendre congé.
A Montplaisir, on se remettait avec peine des douleurs que l'on venait de traverser. La mort de Jeanne avait déchiré le ciel, son absence rendait la douleur lancinante. La tristesse palpitait encore à chaque instant dans la maison, un silence lourd engluait l'atmosphère à chaque seconde qu'égrenait la comtoise de son chant métallique.
— La mort, ça pègue longtemps dans une borde, disait parfois Angelin Lavalette lorsqu'il sortait de son mutisme, ne parvenant pas à se familiariser avec son veuvage tout neuf. Il se répétait souvent qu'il n'y parviendrait probablement jamais.
Les enfants, bien-sûr, avait repris peu à peu leurs habitudes, leurs voix et leurs rires venaient égayer le morne quotidien comme pour rappeler à tous que la vie reprenait toujours le dessus quoiqu'il advînt. Leurs jeux et leurs petites anicroches réconfortaient Louise qui veillaient sur eux avec tout le soin et la bienveillance qu'elle savait déployer. La petite Miette venait souvent l'entourer ou se dissimuler dans ses jambes sans raison apparente, rien qu'un élan vital d'affection.. Virgile ne baissait pas la garde et considérait toujours la jeune femme comme une intruse même s'il était bien content, du haut de ses huit ans, lorsqu'elle lui refaisait un lacet qu'il était incapable de serrer suffisamment ou qu'elle lui servait encore un bol de soupe pour calmer son bel appétit qui faisait tant plaisir à voir.
Les deux gagés d'Angelin ne reculaient devant aucune facétie ni fantaisie pour insuffler à nouveau un peu de gaieté dans le quotidien de la maisonnée. Ainsi Anselme et Edmond simulaient de fausses disputes pour des motifs futiles et absurdes et se toisaient, maniant la rodomontade et l'argument fallacieux. ils poussaient parfois même le détail jusqu'à singer d'hilarantes bagarres qui faisaient rire les enfants aux éclats. Ils laissaient ensuite Miette mimer de bons soins infirmiers sur leurs blessures imaginaires tandis que Virgile s'improvisait gendarme.
Louise surveillait les devoirs des enfants, les conduisait à l'école de Florac le matin, les y raccompagnait l'après-midi après le repas. Le maître, moustaches soignées et blouse grise, sonnant la cloche au coin du préau lui adressait souvent un petit signe courtois.
Lorsque ses tâches le lui permettaient, et elle aimait s'arranger pour que ce fût le cas, Louise emmenait les enfants en promenade à travers les champs. Elle leur apprenait les plantes, leur nommait les insectes qu'elle reconnaissait. Et Miette répétait en les écorchant parfois les noms que prononçait Louise qu'ils fussent français ou occitans :
— Catarineta del bon Dieu ! détachait-elle avec délectation
— Ce n'est pas plutôt une coccinelle ? s'étonnait souvent son grand frère, sourcils froncés
— C'est la même chose, Virgile !
parfois l'un ou l'autre des enfants se rembrunissait, rattrapé par la vague de son chagrin, Louise prenait alors une main dans la sienne et essayait de trouver les paroles les plus apaisantes, séchait une larme au coin des cils et détournait l'attention à la faveur d'un nouvel insecte.
— Oh regarde Virgile !
— C’est un cura-estront !
— Mais enfin, on dit un scarabée Virgile !
On avait beau avoir l'impression que cela n'avait pas lieu en raison du poids de la peine mais la vie reprenait son cours par petites touches discrètes. Sans même que l'on s'en rendît compte.
Louise se sentait un peu tranquillisée lorsqu’ils s'endormaient. Elle prenait cela pour un signe d'apaisement. Elle allait même parfois revérifier leur sommeil. Les voir sereins lui faisait du bien. Mais lorsqu'elle se retrouvait seule dans sa chambre, Louise était envahie par ses angoisses pour ceux de la Borde Perdue. Elle savait que depuis son départ, les choses ne tournaient pas rond - et de moins en moins - à la métairie des Bourrel.
Elle s’inquiétait et si elle avait su ce qui allait advenir, elle aurait pu s'inquiéter encore davantage...
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le cinquième épisode de cette saison 2, intitulé "Le labeur des labours"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
Merci à Berthe Tissinier pour la photo d'illustration.
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