Quand la jeune Margarideta chantait, tout le Lauragais semblait s’arrêter, suspendu à sa voix. Et chaque année, les habitants de Lauranhac attendaient avec impatience les Nadals qu’elle interprétait si bien de sa voix cristalline. Elle connaissait même ceux, les plus anciens, qu’on pensait avoir oubliés : c’était sa ménine vieille qui les lui avait appris. Cette histoire se passait au temps où le canal du Midi était encore jeune et où, sans surprise, les rois qui aimaient bien qu’on les comptât se prénommaient Louis.
Ce village dont on ne saurait sans doute aujourd’hui retrouver la trace ou alors peut-être un amoncellement de vieilles pierres était accroché au sommet d’une colline battue un jour par le vent d’autan, ébouriffée le lendemain par le cers.
Janòt, le petit frère de Margarideta, gardait les moutons sur l’un des flancs de cette même colline. Ils vivaient ainsi, tous deux orphelins, dans la vieille borde délabrée qu’ils avaient reçue de leurs parents. Et la vie s’écoulait ainsi, un jour après l’autre, une saison poussant la suivante et une année succédant à la précédente.
Dans ce village qui tenait presque du hameau tant il était petit, on ne voyait pas grand monde. Pas de visiteur, pas de voyageur étranger : pour venir là, il fallait avoir une intention et le fait qu’on n’y voyait jamais personne semblait indiquer que nul n’en nourrissait. Et puis, la présence du senher Guilhèm, le puissant meunier de Lauranhac, n’incitait guère à y venir. L’homme à qui l’on ne donnait plus d’âge, portait de grands sourcils broussailleux au-dessus d’un nez crochu. Il avait pourtant une allure fière et altière quand il passait par les rues et lorsqu’il s’arrêtait à la hauteur des uns ou des autres, le regard sombre à vous glacer le sang qu’il posait sur, eux n’engageait pas à la discussion. Tous les moulins qui hérissaient les monts alentours lui appartenaient. Beaucoup de champs aussi. Et des bordes. Et bien sûr des vignes. Aussi tout le monde, au village, avait au moins deux bonnes raisons – la farine et le vin - de ne pas le contrarier. La puissance de ses colères tant redoutées rendait chacun obséquieux et presque servile à son endroit.
Cette année-là, la récolte fut bien maigre. Caprice de vent. Caprice de temps. A une pluie excessive qui faisait pourrir les végétaux succéda une canicule qui les sécha sur pieds. Hommes et bêtes tenaillés par la soif cherchaient l’ombre sans presque pouvoir travailler cet été-là. Les grains dans les épis restèrent maigrelets et peu nombreux, les grappes sur les ceps demeurèrent fripées. Alors, quand Noël approcha, ceux de Lauranhac y pensèrent à peine, soucieux qu’ils étaient de la subsistance et des mois d’hiver à venir, le solstice à peine froissé. Même Margarideta n’avait plus de le cœur à chanter, elle fredonnait tout juste. Seul le senher Guilhèm qui possédait de quoi voir venir n’était pas inquiet.
Un soir, à la nuit noire, dans ce village où personne ne venait, une lueur fragile pourtant se distingua sur le chemin. Le vieux Pèire, le doyen du bourg, s’exclama :
— On vient. Je crois qu’on vient ici, par le chemin…
A ces mots, tout le monde, par peur, se claquemura brutalement.
Margarideta, harassée par ses travaux quotidiens et les difficultés qui la souciaient tant, avait quitté la borde un peu plus tôt pour chercher un moment de paix. En marchant, elle murmurait un vieux chant de Noël :
Jos aqueste fulhatge, venets pastorelets
Jónhetz vos al ramatge, des tendres aucelets
Cantan l’efan aimable
Que nais dins una estable*
En chantant, elle avait gravi la colline jusqu’au village.
Là, elle retrouvait un vieux figuier tortueux qui faisait face depuis des années aux éléments et surtout aux vents. Il était un peu à l’écart, à l’entrée du village. Cet arbre était comme son refuge, un endroit où elle venait souvent pour chanter seule, accompagnée seulement des étoiles. Les ramures du figuier l’enveloppaient et l’apaisaient, avait-elle l’impression.
Mais ce soir-là, elle n’y fut pas seule. En approchant de l’arbre, elle eut un mouvement d’arrêt en distinguant une silhouette assise près des branches nues. Un homme portant cape sombre était là, le regard perdu dans le vague de l’obscurité, son visage était éclairé par un halo un peu lunaire qui s’échappait d’une petite lanterne.
— Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille d’une voix révélant son inquiétude et sa déception de n’avoir pas le figuier pour elle seule.
L’homme tourna lentement son visage vers elle. Sa peau était marquée par le temps, de profonds sillons lacéraient son épiderme épais mais ses yeux conservaient une lueur étrange et juvénile.
— Je m’appelle Enric, répondit-il d’une voix gutturale. Je suis un simple voyageur qui cherche à retrouver son chemin.
— Quel chemin peut bien vous mener jusqu’ici, à Lauranhac ? Peu de gens viennent dans ces collines perdues et ce village isolé.
Enric esquissa un sourire. Il parlait calmement.
— Parfois, ce n’est pas le voyageur qui choisit son chemin, sais-tu petite ? Mais le chemin appelle le voyageur. Je t’ai entendue chanter Nadal, à l’instant, et ta voix m’a guidé jusqu’ici.
— Mais tu étais là avant moi ?
— Je me doutais que tu viendrais ici. Ce figuier est ton ami n’est-ce pas ?
— Oui, même lorsque ses branches sont nues, je sais que je peux compter sur lui.
Margarideta sentit le rouge à ses joues. Elle baissa les yeux, embarrassée par cette confidence qui lui avait échappé, mais se montrait intriguée par ce vieillard étrange.
— Si ma voix vous a conduit ici, reprit-elle ave ironie, c’est qu’elle a dû vous tromper. Lauranhac n’a rien à offrir, pas plus à vous qu’à quelqu’un d’autre. Noël n’aura jamais été aussi triste que cette année.
Enric dodelina, doucement. Il se tut un instant comme pour réfléchir.
— Les richesses ne se mesurent pas toujours à la quantité de blé ou à la couleur du vin. Parfois, elles se trouvent dans les cœurs des gens et peut-être que cette période de l’année est encore plus propice à les réveiller.
Tendant sa main vers elle, il découvrit une petite étoile de bois qu’il tenait dans sa paume.
— Tiens, dit-il. Cela t’appartient désormais.
C’était un petit objet sans prétention, sculpté au couteau dans un bois clair mais qui avait une régularité presque exemplaire et qui captait le regard.
— Pourquoi me donnez-vous cette étoile ? demanda-t-elle, surprise, sans lâcher l’objet des yeux.
— Parce que ta voix ne se contente pas de porter un chant. Elle porte aussi l’espoir. C’est un don précieux. Et cette étoile, petite, peut t’aider à en voir la lumière, même dans l’obscurité la plus profonde.
— Une étoile de bois ?
— Crois en elle et en tes dons, Margarideta.
A peine eut-il prononcé ces mots qu’Enric disparut presque aussi mystérieusement qu’il était apparu, avalé par l’ombre que la lune jetait au bas du figuier et la nuit complice. Comment donc connaissait-il son prénom ?
Margarideta garda l’étoile avec elle et la plaça au fond de la poche de son tablier. Parfois la ressortait-elle pour la contempler intriguée par sa beauté magnétique, sa ligneuse simplicité et la promesse énigmatique que lui avait faite le vieil homme.
Dans les jours qui suivirent, la vie au village sembla pourtant toujours aussi lourde. A Lauranhac, on restait préoccupé par la maigre récolte, et la crainte du senher Guilhèm assombrissait encore le quotidien des paysans.
Car le meunier, fidèle à sa réputation, exigeait toujours son dû, faisant fi de cette année de misère. Beaucoup espéraient qu’il allégeât les redevances, mais Guilhèm, avec ses sourcils broussailleux et son regard sombre, ne faisait preuve d’aucune mansuétude. Certains disaient même qu’il avait enterré son cœur quelque part dans la colline, de peur d’avoir à s’en servir tant il semblait insensible à la souffrance de ses semblables.
Depuis qu’elle gardait l’étoile, Margarideta avait l’impression étrange que son chant avait pris une force nouvelle. Quand elle chantait, les moutons de Janòt se faisaient plus paisibles, les arbres dénudés par l’hiver bruissaient doucement, presque comme au printemps, et même ceux de Lauranhac, en passant devant la borde, en rentrant de leurs champs s’arrêtaient, comme envoûtés par la mélodie.
Un jour, alors qu’elle chantait près du lavoir, le senher Guilhèm apparut. Son visage, toujours aussi dur, se fronça un instant, comme s’il luttait avec une émotion qu’il ne comprenait pas.
— Pourquoi chantes-tu ainsi, alors que tout le monde ici souffre ? lança-t-il d’un ton dur qui n’appartenait qu’à lui.
Margarideta s’interrompit, mais au lieu de répondre avec la fébrilité des interlocuteurs du vieil homme, elle plongea son regard dans le sien.
— Peut-être parce que chanter est la seule chose que je peux offrir, répondit-elle. Et parce que je crois qu’un cœur qui entend la musique ne peut pas rester insensible.
Le silence se fit. Des villageois, qui s’étaient approchés discrètement, retenaient leur souffle. Mais Guilhèm, contrairement à son habitude, ne répondit rien. Rien de rien. Il tourna les talons et partit, laissant flotter une tension étrange dans l’air.
Quelques jours plus tard, à sa grande surprise, Margarideta trouva Guilhèm à la porte de sa borde. Il tenait entre ses mains un sac de farine et une bouteille de vin, qu’il déposa devant elle sans un mot.
— Pourquoi faites-vous cela ? osa demander l’éffrontée.
Guilhèm resta un instant paralysé avant de répondre, d’une voix sourde :
— Parce que tu as raison. Et parce que, lorsque tu chantes, cela me rappelle des choses que je pensais avoir oublié depuis longtemps.
Et dès lors, on remarqua que Guilhèm changeait. Il se fit moins dur. Il allégea les redevances, partagea même certaines de ses réserves avec les plus nécessiteux de Lauranhac, et les villageois, qui d’abord n’osèrent y croire, commencèrent à jeter sur lui un regard différent.
Quant à Margarideta, elle continua de chanter, et l’étoile qu’Enric lui avait donnée semblait ainsi illuminer Lauranhac grâce à la voix de la jeune fille. Ainsi, là où régnait autrefois une crainte muette, une chaleur nouvelle s’installa.
On raconte même qu’Enric réapparut à quelques temps de là, un soir d’hiver. Cette fois, ce fut pour s’entretenir avec Guilhèm. Leur conversation demeura secrète. Jamais nul n’en sut la teneur. Mais depuis lors, on vit souvent le meunier marcher solitaire au clair de lune, comme s’il cherchait quelque chose, une chose que peut-être il avait perdue autrefois sur le bas-côté du chemin de sa vie.
***
*Sous ce feuillage, venez berger,
Joignez-vous au ramage des tendres oiselets
Ils chantent l’enfant aimable
Qui nait dans une étable
A tous les lecteurs des livres et de mes blogs, je souhaite un Joyeux Noël
Sébastien
decouvrir mon site : https://www.sebastiensaffon.com
Magnifique conte ! Merci Sébastien et joyeux Noël !